En Côte d’Ivoire, l’historien Achille Mbembe livre un vibrant plaidoyer pour l’ intégration régionale en Afrique
Le célèbre historien et philosophe camerounais Achille Mbembe a livré, vendredi 29 septembre 2017, à Abidjan, en Côte d’Ivoire, un vibrant plaidoyer en faveur de l’intégration régionale en l’Afrique, exhortant les pays du continent à favoriser la libre circulation – tant des personnes que des biens.
« L’histoire nous révèle que la première chose susceptible d’affaiblir l’homme, c’est la restriction de ses mouvements, a lancé M. Mbembe, professeur à l’Institut de la Recherche sociale et économique de l’université de Witwatersrand, à Johannesburg, en Afrique du Sud. La circulation des personnes a favorisé l’évolution des sociétés et a été déterminante dans le développement du commerce et la construction des civilisations africaines ».
S’exprimant lors de la 21è édition de la série “Eminents conférenciers” – un cycle de séminaires de la Banque africaine de développement (BAD) animé par des personnalités de renom –, organisée au siège de la Banque sur le thème « le coût des frontières », le célèbre intellectuel africain a longuement insisté sur les dividendes de l’intégration régionale et de la libre circulation.
Première institution de financement de développement en Afrique, la BAD investit massivement dans les infrastructures de transport dans le cadre de la mise en œuvre de ses Cinq grandes priorités, désormais connues sous l’appellation “High 5”, dont accélérer l’intégration de l’Afrique.
Achille Mbembe soutient, sur ce point, qu’une institution de l’envergure de la Banque devrait aller encore plus loin, dans une dynamique de création d’idées susceptibles d’influencer la vision du monde sur les retombées positives de la mobilité.
A l’appui de son argumentaire, il a cité une étude qui souligne le coût élevé du transport en Afrique : 136 % de plus que dans d’autres régions de la planète, en raison de l’insuffisance des infrastructures et des restrictions aux mouvements des personnes et des biens.
Achille Mbembe s’est également appuyé sur des données statistiques de la BAD, arguant ainsi qu’investir chaque année 32 milliards de dollars EU dans les infrastructures de transport pendant 15 ans renforcerait le commerce à hauteur de 250 milliards de dollars EU.
Selon lui, les restrictions à la libre circulation des personnes et les centaines de frontières quasiment fermées rendent les coûts de mobilité hautement prohibitifs sur le continent.
Le plus grand défi, a-t-il poursuivi, que le continent doit relever au 21e siècle, c’est se muer en un vaste espace de libre circulation : « L’avenir de l’Afrique ne dépend pas des politiques d’immigration restrictives et de la militarisation des frontières », a-t-il indiqué.
Et l’historien et philosophe d’expliquer comment les frontières et les problèmes politiques entravent les efforts continentaux visant à intégrer l’Afrique par le biais des investissements, du commerce, des finances et de la libre circulation des personnes et des compétences.
Pour M. Mbembe, les frontières sont devenues une question de géopolitique, qui voit proliférer de nouvelles formes de violence. En effet, les problèmes de sécurité observés çà et là, ont engendré, soutient-il, un renforcement de l’infrastructure de sécurité pour surveiller les endroits naguère moins sécurisés. Des investissements massifs sont ainsi orientés sur les nouvelles technologies telles que des drones, au point où la sécurisation des frontières est devenue une véritable industrie.
Et l’orateur de noter également que la question des réfugiés et la crise des migrants dans les régions de l’Afrique du Nord et au Sud du Sahara, stimuleront une révolution démographique qui va remodeler la face du monde. « Depuis des années, beaucoup de personnes disparaissent lors de la traversée des frontières, en quête de meilleures conditions de vie. C’est un phénomène que l’Afrique va devoir juguler », a martelé le philosophe et historien camerounais.
S’appuyant sur les expériences d’autres régions et sur les spécificités des pays africains, il a insisté sur la nécessité d’approfondir les réflexions sur la gestion des frontières africaines, ainsi que sur la possibilité de leur privatisation.
Concernant la barrière linguistique, l’orateur souligne que l’anglais et le français sont désormais considérés comme des langues africaines et ne sont plus la propriété exclusive des Français et des Anglais. « Notre relation avec ces langues nous oblige à les considérer comme faisant partie de notre patrimoine, a plaidé M. Mbembe. Nous devons déplacer nos frontières et les adapter à l’environnement dans lequel nous nous trouvons ».
« Nous devons, a-t-il poursuivi, ouvrir le continent à lui-même et le transformer en pole de pouvoir. Il doit être transformé en un vaste espace de libre circulation. C’est le seul moyen de devenir son propre centre dans un monde multipolaire. »
Pour que la mobilité devienne la pierre angulaire d’un nouvel agenda panafricain, il faut laisser derrière nous les modèles migratoires basés sur des concepts anti-humanistes tels que « l’intérêt national » et embrasser notre propre longue tradition de souveraineté et de sécurité collective, a insisté Achille Mbembe.
L’économiste en chef et vice-président de la Banque, Célestin Monga, qui a animé le séminaire au côté de M. Mbembe, a salué la pertinence du thème choisi, affirmant que l’intégration régionale est l’un des cinq piliers opérationnels de l’institution. Il a également souligné combien la taille de l’Afrique et la diversité de sa structure économique s’avèrent un défi à relever dans les efforts visant à promouvoir son intégration.
Mbembe est un universitaire connu, notamment pour ses travaux sur l’État postcolonial. Il avait été directeur exécutif du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA, 1996-2000) basé à Dakar, au Sénégal.
Il est par ailleurs professeur invité aux universités de Harvard, Duke et Californie à Berkeley aux États-Unis.