LE PROBLÈME DES ENSEIGNANTS OU UNE AUTRE IMPASSE DE L’ÉTAT UNITAIRE
Les enseignants se sont mis en grève et ce n’est pas la première fois. Ils réclament l’apurement de leurs droits salariaux, l’application des divers avantages prévus dans leurs divers statuts et la considération sociale dont jouissent d’autres corps.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur la pertinence de leurs arguments qui sont parfaitement fondés. Le corps est en effet marqué par une grave hétérogénéité des situations, où à côté de fonctionnaires titulaires figurent des contractuels d’administrations moins bien payés, sans compter l’immense constellation des enseignants ressortant de statuts informels (maîtres de parents d’élèves, temporaires, etc.). La prise en charge des effets financiers est toujours laborieuse, et dure des années, avec des cas particulièrement scandaleux.
Quoi donc de plus normal que ce corps de métier finisse par exprimer son ras-le-bol, surtout lorsqu’elle constate les ressources consacrées par l’État à des opérations qu’il juge peu utile que l’organisation de la CAN, alors que l’éducation est négligée.
Ce que les Camerounais ne comprennent pas, c’est que la satisfaction des réclamations des enseignants n’a aucune faisabilité opérationnelle dans le cadre d’un Etat unitaire centralisé. Et ceci, pour 2 raisons majeures ;
-la hiérarchie des priorités de l’État central
-les capacités opérationnelles de l’État central
- LA HIÉRARCHIE DES PRIORITÉS
Les ressources budgétaires de l’État sont limitées, ce qui l’oblige à gérer sur la base des priorités. Mais les priorités de l’État central, telles que perçues et définies par le décideur central, ne sont pas nécessairement les priorités des Secteurs, des Régions ou des Corporations. Ce que l’Adamaoua estime important n’est pas nécessairement ce que l’État Central trouve important. Ainsi, s’il est prioritaire pour l’État d’organiser les CAN parce que cela participe du rayonnement du pays, de la consolidation de la Nation et de la promotion politiquer du régime, l’Adamaoua a des problèmes plus concrets d’enclavement et de manque d’eau.
C’est justement cette divergence dans la priorisation des problèmes qui crée le premier malentendu.
En effet, pour un pays comme le Cameroun qui est très neuf, sous-développé et sociologiquement fragmenté, la priorité pour le Gouvernement couvre d’abord les dépenses dites de souveraineté qui ont un rapport avec la stabilité de l’État, sa sécurité, son prestige et son affirmation comme le seul cadre institutionnel légitime.
L’État mettra donc l’essentiel de ses ressources sur les actions qui participent de ces priorités « souveraines ». Il s‘agira notamment des dépenses de sécurité et de défense, des dépenses de prestige qui témoignent que le Cameroun est aussi un grand pays parmi les grands, des projets intégrateurs permettant de mieux contrôler le pays, des opérations de promotion de l’unité nationale, Corrélativement, ce sont les corporations de métier dédiés à ces opérations qui seront également prioritaires : les militaires qui assurent la défense, les policiers qui assurent la sécurité, les magistrats qui font la loi, les administrateurs civils qui assurent l’encadrement des populations, etc.
Dans ces conditions, les autres priorités viennent en second rang, et ne sont prises en compte que dans la stricte proportion où elles impliquent une menace significative sur l’ordre public et exclusivement dans la stricte mesure que permettent les ressources.
En réalité, les autres dépenses relèvent davantage d’un solde, ce qui reste à partager lorsque l’essentiel est fait. C’est une variable d’ajustement.
En tout état de cause, un Etat unitaire du type du Cameroun ne sacrifiera jamais ses ressources au secteur social quand il se débat encore avec des problèmes de sécurité ou d’affirmation de l’État. Encore que l’État peut s’appuyer sur les corps de souveraineté pour mater les autres corps moins prioritaires de son point de vue.
Le problème des priorités s’illustrent parfaitement avec un polygame qui contrôle toutes les ressources de son immense ménage. Il décide par exemple que la scolarité des enfants est prioritaire par rapport à d’autres dépenses. Dans ce cas, une épouse qui n’a pas d’enfant ou dont les enfants sont déjà adultes se trouvera immédiatement lésée et engagera naturellement les conflits. Un tel ménage ne peut pas être stable et maintenir la paix.
La gestion centralisée des priorités, aussi bien dans un ménage que dans une Nation ne peut conduire à un système stable, juste et équitable. Dans le cas du ménage, il est plus logique de donner à chacune des épouses une partie des ressources qu’elle gère souverainement, ce qui lui permet, d’une part, de fixer ses priorités en rapport avec sa propre progéniture et ses besoins personnels, de telle sorte que la chef de famille gère certaines priorités de nature globale, et assure les péréquations nécessaires.
Et c’est exactement ce que demandent tous les experts en Économie du Développement. En centralisant tous les besoins nationaux pour fixer les priorités nationales, l’État dévoie l’ordre des priorités et valorisent des priorités qui, souvent, n’existent pas pour les Régions. Il peut par exemple consacrer des ressources pour participer à la résolution de la crise ukrainienne, ce qui est parfaitement légitime, puisque nous faisons partie de la Communauté Internationale. Mais qu’est-ce que la crise ukrainienne peut bien dire à l’Extrême-Nord ou à l’Est ? Cela ne les intéresse pas !
La seule solution est donc de segmenter l’État, de telle sorte qu’on puisse disposer d’un Segment pour lequel c’est l’Éducation et la Santé qui sont des priorités.
Le désir des enseignants d’être pris en compte au même titre que les autres corps de métier est parfaitement légitime, mais totalement irréaliste dans un Etat unitaire. Les enseignants y sont classés u second niveau et ne bénéficient que des restes laissés par les enfants de l’État unitaire que représentent les corps de souveraineté. Leur situation ne peut s’améliorer que pour autant que les ressources budgétaires le permettent ; sinon ils sont les premiers sacrifiés.
Leur intérêt est donc de sortir d’un modèle où ils jouent les seconds couteaux pour un nouveau modèle qui leur attribue un segment institutionnel où ils seront des princes légitimes.
- LE PROBLÈME DES RESSOURCES
Quand un Etat dispose d’assez de ressources budgétaires, il peut satisfaire les enseignants et leur donner l’illusion d’une importance aussi grande que celle des corps de souveraineté. Mais au moindre hic, ce sont eux qui trinquent.
C’est la règle dans les États unitaires pauvres. Et c’est justement le cas du Cameroun.
Notre pays est en crise, et cette crise sera terrifiante ! Cette crise, je l’ai annoncée depuis les années 2010, au vu du choix extrêmement malheureux des Grands Projets qui avait été faits et qui n‘obéissait à aucune rationalité. Un pays technologiquement autonome peut se permettre d’engager de grands travaux d’infrastructures en mobilisant sa propre technologie et réussir : ce fut le cas du New Deal de Roosevelt, du programme industriel de Staline ou de la réindustrialisation de l’Allemagne hitlérienne.
Mais un pays qui importe tout, jusqu’aux cure-dents, ne peut s’aventurer dans une telle politique qu’avec la garantie d’un important stock de devises lui permettant non seulement d’acquérir la technologie nécessaire pour construire ces infrastructures, mais aussi pour les entretenir de manière pérenne. Ce qui est notamment le cas de pays disposant d’énormes gisements de pétrole, mais pas du Cameroun.
Le Programme des Grands Projets étaient donc, pour la circonstance, extrêmement dangereux pour la stabilité macroéconomique du pays et c’est pour cette raison que je me suis battu pour qu’on l’abandonne, ou du moins, qu‘on en donne le pilotage à des gens capables et non des imposteurs.
Malheureusement, le Gouvernement a poursuivi de manière forcenée dans sa voie, comme un cheval qui porte les œillères. Aujourd’hui, on en sommes-nous ? Le Cameron se retrouve aujourd’hui avec un interminable chapelet de demi-projets très peu fonctionnels : demi-barrages, demi-hôtels, demi-autoroutes, etc. Cependant que le reste du système productif est en train de se délier inexorablement.
Le pays est endetté jusqu’au cou, avec 7.000 Milliards qu’il doit aux étrangers, et 4.000 Milliards qu’il doit aux Camerounais, parmi lesquels les enseignants. Après avoir dilapidé les ressources dans ces opérations mal pensées, foireuses et gérées de manière cavalière par une bureaucratie incompétente et cupide, il va trouver les ressources où pour rembourser les gens ?
Le FMI est là et impose sa loi ; nous devons payer, ce que de quoi nous sommes incapables, ce qui ne nous laisse qu’une porte de sortie : subir l’ajustement structurel.
Et c’est à cela que nous devons nous préparer.
- LA CUPIDITE DE L’ELITE CENTRALE NOUS CONDUIT A LA PERTE
Aujourd’hui, le Gouvernement en est à de multiples subterfuges pour sortir la tête hors de l’eau. Il a d’abord tenté d’étouffer les récriminations des enseignants en recourant aux mototaxis qu‘il a tenté de mobiliser pour verrouiller la rue et étouffer le mouvement.
Des techniques totalitaires consistant à museler les corporations de métier, au motif qu’elles seraient des sources de déstabilisation politiques et qui relèvent d’un autre temps et ne marchent plus aujourd’hui. Et l’action était d’autant plus indécente que l’Etat faisait appel à un groupe informel que lui-même n’est pas capable de contrôler comme les mototaxis pour s’opposer aux exigences de ses propres agents publics que sont les enseignants !
C’est absolument répugnant et en tout état de cause, parfaitement inutile : de toutes façons, ce n’est pas ces manigances qui empêcheront les enseignants de manifester leur ras-le-bol : il faut négocier avec eux, un point c’est tout.
Et puisque cela a échoué, le Gouvernement tente maintenant de sauver la mise à travers des promesses dont on sait qu’il sera incapable de tenir. C’est qu’en fait, ces tentatives désespérées de désarmer les enseignants viennent du fait évident qu’ils n’a plus les ressources requises pour répondre à leurs doléances, pourtant légitimes.
Et c’est ici le lieu de dénoncer les illusions entretenues par la bureaucratie centrale. L’Etat du Cameroun avait prétendu fabriquer son « unité nationale » en muselant les communautés et en confisquant le monopole de l’action publique. Il justifiait cette hégémonie par sa prétention à développer le Cameroun et à répondre à toute la demande sociale.
Il a pu faire illusion jusque dans les années 1980 où cette demande sociale restait encore rudimentaire. Mais avec la scolarisation et l’urbanisation, cette demande a explosé, alors que les moyens de l’Etat s’anémiaient.
N’importe quelle élite politique intelligente de n’importe quel pays aurait vite compris que la seule solution était de débarrasser l’Etat Central de cette énorme demande qui croissait à une vitesse exponentielle et de la transférer aux Etats Régionaux dont les modalités opérationnelles permettaient de mieux la sous-traiter.
Et de ce point de vue, c’est depuis de très longues que le Gouvernement aurait dû se débarrasser de la gouvernance opérationnelle de l’éducation et la santé qui sont les 2 secteurs les plus névralgiques, les plus coûteux et dont la gestion a toujours apparu comme la source de la déstabilisation sociale des Etats. D’ailleurs, à l’annonce de la décentralisation, on a espéré que l’élite gouvernante avaient au moins pour ce coup-là été inspirée et qu’elle ailait effectivement transférer la gestion de l’Education de base aux Communes et celles de l’Enseignement secondaire aux Régions comme promis.
Mais c’était sans compter avec l’incroyable autisme et la cupidité suicidaire de cette bureaucratie centrale qui ne veut rien lâcher des ressources publiques et continue à caresser le rêve dément que le Cameroun reviendra encore un jour dans un Etat centralisé au nom de leurs « unité nationale ».
Jusqu’aujourd’hui alors même que ces dispositions de transfert avaient été prises depuis plus de 20 ans, le Gouvernement Central a continué à recruter des instituteurs à Yaoundé, à partir de Yaoundé, sans la moindre prise de conscience de ces pratiques sur sa propre image !
Quelle sinistre image de l’échec, lorsque, dans un concours de recrutement de 1000 instituteurs, on se retrouve avec 52.000 candidats, tous titulaires d’un CAPIEMP ! Comment des gens normaux peuvent soutenir le spectacle d’un chômage aussi massif dans un secteur éducatif où les indicateurs sont si mauvais, avec des écoles qui n’ont qu’un enseignant et de salles de classe de 180 élèves ?
Mais comme si cela ne suffisait pas, il faut encore alimenter le misérable spectacle de jeunes gens qui viennent, à l‘issue de chaque recrutement des instituteurs, manifester devant le Premier Ministère pour protester contre les abus, la corruption et le tribalisme de l’Etat central!
Est-ce qu’en aucun jour, le Gouvernement du Cameroun ne sentira jamais la moindre honte ?
Aujourd’hui, c’est la suite de cette folie que nous observons en direct. Si le transfert des recrutements avait été fait à temps, les protestations actuelles contre l’Etat Central auraient tout simplement été dirigées de manière dispersée et différentielle aux Gouvernements Régionaux, sans avoir besoin d’en faire un problème national. Et chaque Région l‘aurait traité à sa manière.
Au lieu de quoi cette centralisation à outrance a continué à surcharger la Fonction Publique Centrale d’un personnel très coûteux, difficile à gérer et qu’il est de plus en plus incapable de payer.
Mais ce n’est que le début ! La cupidité et l‘autisme de l’élite gouvernante nous ont fabriqué un système économique extensif et rentier dont la conséquence logique ne pouvait être que la crise économique que personne n‘ose plus contester, la Sécession anglophone qui s’enlise et l’intensification des compétitions intercommunautaires sur les emplois publics, comme ce qu’on voit dans la FECAFOOT ou les entreprises d’Etat. La transition politique qui s’annonce chaotique et sanglante, avec un Chef d’Etat extrêmement âgé et usé par une trop longue carrière administrative et politique, encoconné par un entourage dont on ne mesure pas les sombres desseins.
Maintenant, c’est la crise sociale qui commence avec les enseignants et qui va s’étendre, sans la moindre perspective de contrôle.
Il n’existe pratiquement plus rien qui puisse encore empêcher le Cameroun de basculer dans l’abîme.
Peut-être au fond était-ce cela le message de Biya lors de sa prestation de serment en 2018, quand il annonçait que son mandat actuel allait entraîner une rupture dans l’histoire du Cameroun.