Mohsen Abdelmoumen : Que pensez-vous de l’intention des gouvernements occidentaux d’avoir recours au traçage dans la crise du Covid 19 ? Les gouvernements n’utilisent-ils pas le prétexte de cette épidémie pour contrôler leurs populations ? Cette méthode n’est-elle pas du fascisme ?
Dr. Michael Welton : Le monde a connu de nombreux fléaux et pestes dans son histoire passée et récente. Mais rien qui ressemble à cela – un confinement mondial qui a forcé des milliards de personnes à s’isoler afin d’empêcher le Monstre de nous consommer avant notre repas du soir. Arundhati Roy a posé cette question provocatrice : « Quelle est cette chose qui nous est arrivée ? » Et, plus important encore, cette « chose » nous arrive à un moment de crise dans le désordre économique néo-libéral mondialisé. Covid-19 a illuminé le ciel comme un orage électrique, exposant ses insuffisances honteuses et ses points chauds. Les classes dirigeantes du monde, une fois exposées, savent que leurs jours peuvent être comptés. Elles vont se battre avec acharnement pour s’accrocher au pouvoir et à la richesse et opprimer et tromper les citoyens pour y parvenir. Il n’est donc pas surprenant de voir que des gouvernements autoritaires comme la Chine, la Hongrie, la Serbie ou Israël traquent leurs citoyens avec des appareils numériques. Nous vivons aujourd’hui à « l’ère de la surveillance » et une pandémie mondiale donne amplement l’occasion de mettre en pratique la capacité de l’État à savoir où nous sommes, quelle est notre température et ce que nous avons acheté hier, et si nous sommes une menace pour les puissants qui nous exploitent. La traque des terroristes et le respect des distances de sécurité se nourrissent l’un l’autre. La Chine a intensifié son utilisation des technologies de vidéosurveillance et de reconnaissance faciale. En lien avec le développement de dispositifs complexes de traçage, les États autoritaires tentent également de limiter la liberté d’expression et de reporter les élections comme en Serbie et en Macédoine du Nord. Le virus révèle les tendances fascistes même dans les gouvernements démocratiques.
Selon vous, n’est-il pas nécessaire pour la Gauche au Canada, aux USA et dans le monde, de se réorganiser pour proposer une alternative sérieuse au capitalisme agonisant ?
C’est une excellente question. La Gauche mondiale est dans le trouble, la confusion et la division. Wolfgang Streeck a observé dans des écrits récents que l’émergence d’une économie néo-libérale mondialisée déréglementée a surpris la Gauche endormie et complaisante alors que l’État-providence se désintégrait autour d’elle. Le climat intellectuel post-moderne n’a pas aidé, et n’a réussi qu’à favoriser une politique identitaire qui ne pouvait pas imaginer une alternative au-delà de l’ordre néo-libéral lorsque son existence en dépendait. Un exemple assez pathétique de la désintégration de la Gauche aux États-Unis est d’entendre de vieux militants de Students for a Democratic Society (SDS) appeler les Américains à soutenir Joe Biden, le vieux belliciste usé. Peut-on croire qu’il puisse orienter les États-Unis dans une nouvelle direction au service de la création d’un ordre mondial juste ? Ma position actuelle est que c’est un gaspillage d’énergie que d’obtenir le soutien de Biden pour se débarrasser de Donald Trump. Ça me rappelle un stand de tir de foire. Vous tirez sur un méchant et un autre surgit. La Gauche doit plutôt s’arrêter un moment pour réfléchir à ce que l’on peut apprendre du passé socialiste et faire avancer la construction d’une démocratie délibérative dynamique. Honneth dans The idea of socialism (2017) (L’idée du socialisme) soutient que l’héritage socialiste mondial a été fondé sur une infrastructure intellectuelle défectueuse, désormais dépourvue de pouvoir émancipateur. L’hégémonie américaine, à la fois ses serviteurs idéologiques et ses instruments de destruction de l’Etat-nation, a anéanti toute velléité d’aspirations socialistes dans tous les pays du monde. Martin Jay, un théoricien critique de premier plan aux États-Unis, soulève de sérieux doutes quant à la faisabilité de notre capacité à « dégager une version idéalisée et non réalisée du socialisme qui peut encore inspirer confiance en toutes les alternatives déformées, inefficaces et souvent contre-productives que l’on peut ainsi utiliser pour d’autres tâches urgentes ». Et Jay pense que cela signifie défendre l’adjectif « démocratique » plutôt que lutter pour le « socialisme ».
Vous avez écrit un article très intéressant “What’s In It For Me ? Turning Citizens Into Customers“ (Qu’est-ce que j’y gagne ? Transformer les citoyens en clients). Quand on transforme le citoyen en consommateur, peut-on encore parler de démocratie ? Ne pensez-vous pas que les crises cycliques multiples sont la conséquence directe de la politique capitaliste ?
Je ne pense pas qu’on puisse parler de « démocratie » quand on transforme le citoyen en consommateur. Nous nous berçons d’illusions en pensant que le vote nous permet de choisir une orientation politique. Dans l’ordre néo-libéral actuel, le système des partis se réduit à des instruments permettant de maintenir le pouvoir des entreprises dans leur propre pays et partout ailleurs dans le monde. Les progressistes au Canada pensaient qu’en chassant le célèbre Stephen Harper et en élisant Justin Trudeau, ils changeraient d’orientation politique. Mais la politique étrangère de Trudeau a été encore pire que celle de Harper, il s’est efforcé de transformer le Canada en une nation militarisée, prête à servir l’hégémonie au moindre coup de feu. Le gouvernement Trudeau était un gouvernement aveuglément pro-Israël, son ministre des affaires étrangères de l’époque, la méfiante Chrystia Freeland était russophobe et partisane des éléments fascistes en Ukraine, le gouvernement a encouragé le renversement du Venezuela en accueillant le groupe de bandits de Lima à Ottawa, et a soutenu toutes les sanctions prises par les États-Unis contre l’Iran, le Venezuela, la Russie, la Chine ou la Corée du Nord. La CBC (ndlr : Canadian Broadcasting Corporation) émet rarement des critiques sur la politique étrangère canadienne ou les actions douteuses des exploitations minières canadiennes. Les voix critiques existent, mais elles se trouvent dans et autour de petites revues comme Canadian Dimension ou le site web Rabble.ca, la première étant plus systématiquement critique de l’impérialisme américain, la seconde plus libérale et égalitaire, avec des liens avec le mouvement syndical.
Le but ultime du capitalisme néo-libéral est de transformer le monde en un paradis pour les consommateurs. Tout engagement à fournir un « emploi de qualité » ou une « citoyenneté active » à ses citoyens a été systématiquement attaqué au cours des quelque 40 dernières années. La démocratie a été dégradée et sapée. Dans son livre « How will capitalism end ? » (Comment le capitalisme finira-t-il ?) (2016), Wolfgang Streeck a brillamment démontré qu’un capitalisme chancelant a provoqué sa propre résurrection en considérant que le but de la vie est de tendre vers une « consommation de luxe » toujours plus grande. Vivre pour construire avec d’autres une « fédération de communauté coopérative » a été mis à mal : nous avons été poussés à nous considérer comme des clients à la recherche des marchandises les plus attrayantes. Aujourd’hui, les individus sont intégrés dans la société avec peu d’obligations. Dans un marché mature et prospère, a déclaré M. Streeck, « acheter quelque chose n’implique rien de plus que de choisir ce que vous aimez le mieux (et ce que vous pouvez vous permettre) dans ce qui est en principe un menu infini d’alternatives attendant votre décision, sans avoir besoin de négocier ou de faire des compromis comme on devait le faire dans les relations sociales traditionnelles ». Il s’agit de la « socialisation par la consommation ». Dans ce paradis de consommation intensive, les individus peuvent se défaire de toute forme « d’identité collective » – communautés religieuses traditionnelles, quartiers, partis politiques, voire même nation. Ainsi, Streeck soutient avec force que la participation à une « communauté de consommation » remplace l’intégration du citoyen dans une communauté de droit où la société est organisée pour permettre aux êtres humains de développer et de déployer leurs capacités spirituelles, morales, éthiques et cognitives. Si l’on est convaincu que l’on vit pour consommer et accumuler, alors cela réduit radicalement ce que signifie être humain. Le fait d’avoir a remplacé être.
Dans ces moments d’offensive ultra libérale et impérialiste, n’avons-nous pas besoin d’un grand mouvement anti impérialiste au niveau mondial pour contrer les guerres qui servent la minorité oligarchique qui dirige le monde ? N’y a-t-il pas un besoin plus que vital d’une union des peuples contre le 1% ?
Il ne fait aucun doute dans mon esprit que nous avons besoin d’un grand mouvement anti-impérialiste au niveau mondial. Fondamentalement, le développement de la forme de gouvernance mondiale appropriée à notre monde interdépendant d’États-nations et d’un vaste éventail d’organisations associées aux Nations unies est bloqué. La conscience des peuples du monde se proclame elle-même être les citoyens du monde. La classe dirigeante mondiale ne permettra pas qu’un nouvel ordre mondial équitable apparaisse pour permettre une vie collective stable et décente pour tous les habitants du monde. Notre espèce, avec ses capacités morales et cognitives évoluées, a démontré qu’elle dispose des ressources créatives pour construire ce nouvel ordre mondial. Mais la nouvelle conscience cosmopolite est coincée dans une sorte d’impasse. Il faut que quelque chose cède. Wolfgang Streeck dans Buying time : The delayed crisis of capitalism (2014) (Gagner du temps : La crise retardée du capitalisme) a fait le tour de la scène européenne. Le capitalisme a gagné, la démocratie a été vaincue. Maintenant, les questions de grande importance sont décidées par d’autres que nous, pauvres que nous sommes, les misérables citoyens d’autrefois. Nous sommes tous dans les gradins à regarder le match et nous sommes nombreux à être entassés dans les places bon marché. Nous sommes autorisés à produire du pop-corn OGM et pouvons applaudir lorsque les annonceurs le disent. C’est tout. Même l’ancien ministre grec des finances, Yanis Varoufakis, a exhorté la Gauche à sauver le capitalisme de lui-même.
Mais Streeck suscite un autre revirement inattendu chez ses lecteurs. Il écrit : « Le capitalisme tel que nous le connaissons a grandement bénéficié de la montée des mouvements contraires au rôle du profit et du marché. Le socialisme et le syndicalisme, mettant un frein à la marchandisation, ont empêché le capitalisme de détruire ses racines non capitalistes – confiance, bonne foi, altruisme, solidarité au sein des familles et des communautés, etc. Cet argument ingénieux pourrait donc être interprété comme signifiant que la défaite du capitalisme contre son opposition – il dit qu’il n’existe aujourd’hui aucun parti d’opposition de gauche authentique en Europe ou en Amérique latine – pourrait être une « victoire à la Pyrrhus car le capitalisme ne peut survivre s’il reste complètement capitaliste. » « Se pourrait-il que le capitalisme victorieux soit devenu son propre pire ennemi ? » Streeck pense que c’est le cas ; il pense aussi que le capitalisme peut prendre fin sans qu’aucune alternative ne se profile à l’horizon. Dans les conditions coercitives du néo-libéralisme, la catégorie de citoyen elle-même a été creusée, évidée comme le couteau de l’ancien ouvrier de la conserverie tranchant le ventre du saumon. Une démocratie délibérative globale et cohérente peut-elle naître des ruines et des débris du capitalisme ? Ça vaudrait mieux pour les 99% ! Cela peut prendre un certain temps, mais nous devons prendre conscience des « nouvelles pousses » qui percent le ciment partout.
Vous avez fait un constat pertinent dans votre livre « Designing the Just Learning Society : A Critical Inquiry » où vous parlez du pouvoir de l’argent dans la société. D’après vous, comment peut-on organiser la société différemment et d’une manière efficace pour défendre l’intérêt des êtres humains et non pas celui du grand capital ?
J’aimerais avoir le pouvoir magique et mystérieux de regarder dans une boule de cristal et de fournir le schéma directeur d’une société organisée pour répondre aux besoins de chacun d’entre nous. Mais je ne peux pas, et de façon plus réfléchie, nous devons commencer par affirmer que c’est « l’intelligence collective » de l’humanité, évidente dans des milliers de projets égalitaires, qui est engagée dans l’épanouissement de l’humanité et du monde qu’elle partage avec toutes les autres créatures, qui se comptent par millions. Cette intelligence collective de l’humanité est porteuse d’une immense richesse de connaissances sur ce dont les êtres humains et les animaux ont besoin pour s’épanouir.
Notre savoir collectif – dans les arts, la littérature, les sciences humaines, les sciences naturelles, les sciences sociales, la pensée religieuse – ainsi que nos brillantes créations technologiques attestent certainement que nous ne pouvons pas plaider l’ignorance concernant les conséquences négatives de la faim permanente, de l’analphabétisme, des guerres sans fin, de l’extraction prédatrice des ressources et de l’oppression sur des milliards de personnes dans notre monde. On pourrait aller s’asseoir dans les villages indigènes du Canada et du monde entier avec des hommes, des femmes et des enfants qui vous diraient ce dont ils ont besoin pour s’épanouir – pour développer leurs capacités en tant qu’êtres humains. En fait, les peuples indigènes enseignent à leurs oppresseurs la nature sacrée de la terre et de ses habitants. Les caractéristiques de base de ce milieu de vie – logement décent, santé et formation scolaire – ne doivent pas être privatisées. Les produits pharmaceutiques doivent également être déprivatisés. Nous pourrions identifier plusieurs programmes d’études qui doivent faire partie des caractéristiques de base d’une vie décente : le programme d’études sur le cadre de vie, le programme d’études sur le travail et le programme d’études politiques. Le programme d’études sur le cadre de vie doit permettre aux jeunes d’acquérir un esprit critique qui leur permette d’être debout, de garder la tête haute et de dire la vérité au pouvoir. Le programme d’études du travail doit fournir un contenu significatif et participatif. Sa signification est étroitement liée au développement d’une personnalité autonome. Et le programme d’études politiques doit préparer les citoyens à apprendre à participer aux espaces de formation publics où ils prennent des décisions concernant des questions collectives. Ce sont là de brefs commentaires sur la société alternative que nous souhaitons. L’ordre mondial néo-libéral ne répond pas à nos besoins de nous épanouir en tant que créatures vivant au milieu de systèmes naturels qui, une fois brisés ou détruits, finissent par détruire tout le reste – les oiseaux, les tortues, les chimpanzés et nous.
Vous avez écrit un article très pertinent intitulé « Two Theories of Democracy ». Le grand capital n’a-t-il pas un grand besoin de consommateurs plutôt que des citoyens ? Les pays qui se targuent d’être des démocraties ne sont-ils pas plutôt des régimes oligarchiques ?
Dans cet article et dans de nombreux autres écrits, j’ai essayé de plaider en faveur d’une forme de démocratie délibérative, en m’inspirant principalement des écrits de Jurgen Habermas sur la société civile et les sphères publiques. Bien que nous ne puissions pas déclarer que les « formes délibératives » telles que les jurys de citoyens et les forums ne sont pas présentes dans la vie politique contemporaine, nous pouvons affirmer avec force, je pense, que dans la catastrophe de l’anarchisme néo-libéral et du chaos géopolitique – avec son déclin de la vérité, ses fausses nouvelles et sa propagande frénétique – il est extrêmement difficile de découvrir des perspectives véridiques et exactes sur les grands problèmes de notre époque. La sphère publique est obscure et confuse. Les pays qui prétendent être des démocraties sont de type oligarchique. C’est une évidence flagrante alors que nous voyons, sidérés, se désintégrer la démocratie américaine sous le régime tyrannique de Trump. Pour paraphraser l’essayiste français du XVIe siècle, Montaigne, notre imagination nous tourmente maintenant sans relâche, nous rendant fébriles, malgré la bonne santé que nous pouvons avoir en ce moment.
À votre avis, la concentration de la plupart des grands médias entre les mains des grands capitalistes n’est-elle pas antidémocratique ? La classe ouvrière n’a-t-elle pas besoin d’avoir ses propres relais médiatiques ?
La concentration des grands médias dans les mains du grand capital fait partie intégrante de l’ordre politico-économique néo-libéral. Les médias contrôlent le récit et lisent servilement leurs scripts depuis les cabinets de conseil et le bureau de la guerre. Au cours des deux dernières décennies, les médias américains et canadiens n’ont pas dévié du discours antirusse, en particulier lorsqu’ils ont réussi à déformer la vérité concernant le coup d’État américain sur le gouvernement ukrainien. La CBC n’a pas permis d’autres approches ou points de vue. Il semblait presque que la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Chrystia Freeland, écrivait le scénario antirusse pour la CBC. En fait, sous un angle de vue cynique, on peut aussi se demander si le ministère américain des affaires étrangères envoie des scripts au gouvernement canadien pour lui dire ce qu’il doit promouvoir dans ses émissions d’information : Israël ne peut pas faire d’erreurs, n’y touchez pas – promouvoir le criminel Juan Guaido comme président légitime du Venezuela – soutenir les sanctions contre l’Iran et le Venezuela même si cela va causer la mort de milliers de personnes. La classe ouvrière internationale a désespérément besoin d’avoir ses propres médias. Le directeur de l’influent Le Monde Diplomatique, Ignacio Ramonet, rédacteur en chef de 1991 à 2008, estime que les grandes sociétés transnationales de médias ont développé de formidables machines à faire des profits tout en agissant comme le bras idéologique de la mondialisation. Ainsi, ils contiennent les exigences populaires. Le Monde Diplomatique a appelé à la création de Media Global Watch. Ramonet a fait valoir que « la liberté d’entreprise ne peut être autorisée à passer outre le droit des gens à des informations rigoureusement documentées et vérifiées ».
Je me suis souvent demandé si les médias alternatifs pénètrent à travers le brouillard dense et maléfique des médias de masse. Je n’ai pas une connaissance approfondie de la grande variété des sites web ou des autres sources d’information. Si vous vous imaginez être un archéologue et que vous commencez à creuser pour trouver des sites offrant une variété de perspectives alternatives, de nombreux trésors peuvent être découverts. Ce matin, je consultais Electronic Intifada et j’ai appris plus de détails sur le refus d’Israël de donner aux Palestiniens l’accès aux médicaments. Et, malgré la pandémie, Israël continue de faire des raids dans les maisons et les écoles, de confisquer des colis de nourriture et d’agresser les Palestiniens à Gaza. Pas un seul signe de protestation de la part de l’ONU ou de l’Occident. Hier soir, en consultant le site web de l’organisation de la Sécurité alimentaire au Canada, j’ai découvert un puissant mouvement social que je ne connaissais pas bien. Mais la grande question à laquelle nous sommes confrontés est de savoir dans quelle mesure les médias alternatifs pénètrent dans le champ perceptif des citoyens ordinaires. Existe-t-il un mur invisible qui fait rebondir le commentaire critique et qui restreint le dialogue et le débat à une étroite bande de pensée ? Certes, la CBC imagine rarement qu’un critique lucide et bien informé comme Yves Engler ait quoi que ce soit de valable à dire sur le soutien sans critique du Canada au coup d’État américain en Ukraine ou aux machinations du Canada en Haïti. Les journalistes, me semble-t-il, ne lisent jamais les travaux critiques des universitaires qui pourraient les libérer de l’asservissement à l’idéologie américaine, une forme de pandémie par excellence. Dans certains pays, nous savons en lisant les rapports de Reporters sans frontières que si vous vous aventurez à « dire la vérité à un pouvoir ignoble », vous vous faites emprisonner ou pire.
Ne pensez-vous pas que la presse alternative a un grand rôle à jouer pour éveiller les consciences face aux mensonges des médias du capital ?
Elle a sans aucun doute un grand rôle à jouer ! Nous vivons une époque de déclin de la vérité et les consciences doivent être éveillées. Nos détecteurs critiques doivent être entraînés à sonder les coins sombres, les recoins, les sous-sols cachés, les ruelles sales, pour mettre en lumière les injustices et les agissements malhonnêtes. Je pense que la presse alternative a une tâche fondamentale devant elle : elle doit élaborer un cadre commun pour l’épanouissement de l’homme. Sinon, l’idée même d’une nouvelle société plus juste et plus égalitaire sera tournée en dérision, bafouée et détruite. Certains experts ont déjà mis le « socialisme », symbole de la résistance au capitalisme, à la poubelle des idées, désormais sans intérêt. Nous devons construire la communauté coopérative caractérisée par le respect et la reconnaissance mutuels. La présente pandémie témoigne du fait que nous sommes capables de coopérer et de prendre soin des autres. Des centaines d’histoires circulent qui montrent que nous sommes des animaux compétitifs, peu sensibles à la souffrance des autres.
Les réformateurs et apprentis sorciers n’arrêtent pas de clamer qu’après cette crise du coronavirus, il faudra donner un visage humain au capitalisme et je pense au ministre français de l’économie Bruno Le Maire, entre autres. Ne pensez-vous pas que cette épidémie a révélé qu’il est impératif d’enterrer le système capitaliste à jamais ?
Le vieux Marx a écrit sur les « fossoyeurs du capitalisme », imaginant que le système capitaliste écraserait tellement le prolétariat qu’il se transformerait nécessairement en une entité collective qui renverserait les rapports capitalistes de production, inaugurant ainsi une ère communiste humaine. Eh bien, le capitalisme est toujours vivant et se trouve au beau milieu d’une autre crise. Je me souviens ici de la boutade de Frederick Jameson selon laquelle « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Nous devons être prudents, je pense, en croyant qu’il est en train de mourir.
Dans une crise grave, comme la Grande Dépression des années 1920 et 1930, le capitalisme semblait assez affaibli. Mais certaines interventions de l’État keynésien ont permis de relancer le processus après la Seconde Guerre mondiale. On peut s’attendre à ce que les classes dirigeantes affichent des sentiments chaleureux et des publicités souriantes et qu’elles distribuent de l’argent. Ils deviendront des socialistes à visage inhumain. Une fois la crise pandémique passée, ils reviendront à leurs habitudes. Mais qu’est-ce qui, exactement, commencera à nous faire entrer dans une ère post-néo-libérale meilleure et plus juste ? À l’heure actuelle, des politiciens de droite comme le premier ministre de l’Ontario Doug Ford, qui, il y a quelques mois à peine, réduisait le recrutement d’enseignants et d’infirmières, les fonds destinés à aider les enfants autistes et une expérience de revenu de base universel, a soudain eu le cœur sur la main comme le Tin Man (ndlr : personnage en fer blanc du Magicien d’Oz), alors que l’idée d’austérité était rejetée et que des millions jaillissaient des caisses du gouvernement. Les soldats du néo-libéralisme reviendront-ils à un régime d’austérité après la fin de la pandémie ? Ce sera difficile – la pandémie a révélé à quel point nos établissements de soins pour personnes âgées sont sous-financés ainsi que l’insécurité de nombreux types de travail. Et le fait que le système de santé n’était pas préparé à la pandémie du Covid-19.
Comment expliquez-vous qu’un simple virus ait pu terrasser, même momentanément, tout un système capitaliste mortifère construit sur le profit et les gains ?
Nous allons essayer de régler cette question probablement dans les années à venir. On pourrait penser que les inégalités et les injustices flagrantes du capitalisme néo-libéral mondial ont été révélées au grand jour pendant que les gens essayaient de survivre. Ces millions de personnes travaillant dans l’économie des petits boulots – membres du précariat – ont été jetées aux loups. Les membres les plus vulnérables de la société – les personnes déjà malades, celles qui vivent dans des maisons de retraite, les réfugiés récents et les peuples indigènes – ont souffert plus que quiconque lorsque le virus s’est répandu dans nos villes et villages.
Avec des millions de travailleurs maintenant au chômage et avec la disparition des petites entreprises, nous avons réalisé à quel point notre existence est en fait précaire. Beaucoup d’entre nous ont deux ou plusieurs emplois et ont trop de crédits. Ce qui est révélé, essentiellement, c’est que la privatisation de ce qui était auparavant social – des choses comme les soins de santé publics, l’éducation publique, y compris les universités, les logements à prix abordable – a sapé notre sentiment d’autonomie et fait apparaître des craintes jusqu’alors inconnues concernant notre avenir. Et, avec le ralentissement de l’économie mondiale alimentée par les combustibles fossiles, l’air en Chine est plus propre, la vie animale est revenue dans les zones perturbées par l’industrie et l’eau à Venise est plus propre qu’elle ne l’a été depuis un certain temps. Ce système capitaliste néfaste pourrait ne pas être en mesure de fonctionner comme il l’a fait pendant quatre décennies. Les jours d’une économie mondiale alimentée par les combustibles fossiles sont-ils comptés ? Pendant combien de temps, nous, les citoyens, laisserons-nous nos intérêts être piétinés ? Combien de temps allons-nous permettre, nous les travailleurs du monde, que notre vie professionnelle soit instable et précaire ? Combien de temps allons-nous permettre, en tant que citoyens du monde, l’accumulation d’armements militaires alors que des milliards de personnes souffrent de la faim ?
Le système capitaliste a détruit l’hôpital public sous prétexte de rentabilité et de profits. Des spéculations ont lieu sur les masques de protection, le gel hydroalcoolique, outils en pénurie pourtant indispensables. On a vu aussi des pays se voler les uns les autres le matériel destiné à se protéger de cette maladie. Ne pensez-vous pas que cette crise, en plus de nous avoir démontré la faillite de ce système que les spin-doctors du capitalisme nous assuraient qu’il était le meilleur et qu’il n’existait pas d’alternative, nous a révélé que le capitalisme est non seulement à la merci d’un simple virus, mais qu’il est complètement immoral ?
On peut voir la destruction flagrante de l’hôpital public sous prétexte de rentabilité à l’œuvre aux États-Unis. Leur réaction au Coronavirus-19 a été terrible. Alors que les décès d’Américains s’accumulent, Trump cherche un bouc émissaire pour son inaptitude en Chine. Le vol de masques et de médicaments nécessaires révèle à quel point la cupidité a détruit notre sentiment d’obligation de prendre soin des autres. Dans cette crise pandémique, l’intérêt personnel de l’État-nation a montré son visage hideux. À cet égard, il est particulièrement révélateur que Habermas, Honneth et d’autres sommités de la théorie critique européenne aient lancé un projet visant à créer des » Coronabonds » pour aider les membres les plus pauvres de l’UE. Combien de temps le chaos du désordre international actuel peut-il persister ?
Le président Trump n’est-il pas un simple exécutant du complexe militaro-industriel comme tous les autres présidents US ?
En fin de compte, Donald Trump est un instrument du complexe militaro-industriel qui s’est propagé dans le monde entier. Mais il est erratique, imprévisible et mauvais. Le fait que Trump ait laissé entendre que les désinfectants, s’ils étaient injectés, pourraient guérir le Coronavirus 19, pourrait nous pousser à ajouter « dérangé » à la liste. Mais il est peut-être plus approprié de le considérer comme le défenseur de l’ancienne idéologie « American First » qui, depuis le 11 septembre et l’invasion de l’Irak en 2003, a renoncé à travailler dans le cadre de la Charte des droits de l’homme et du droit international des Nations Unies. Ce désengagement de l’État de droit et des traités de paix internationaux ainsi que la déréglementation de l’économie néolibérale ont transformé les puissants États-Unis en un État voyou malveillant. Les États-Unis font ce qu’ils veulent. Si la communauté mondiale est incapable d’aller au-delà de la vision nihiliste du monde de Trump, de sa soif d’auto-agrandissement et de pouvoir, nous sommes dans une longue et sombre traversée de désert.
Selon vous, la thématique du climat n’est-elle pas centrale dans la lutte pour l’émancipation du genre humain ?
C’est une question finale tout à fait appropriée. Le monde est en train de vivre une véritable catastrophe : la combinaison des forces a créé une situation exceptionnellement mauvaise. Selon les mots de Montaigne, nous sommes « en proie à l’incertitude ». Le langage utilisé pour caractériser notre époque au cours du dernier demi-siècle – « société à risque », « insécurité existentielle », « ère de l’anxiété » ou « ère de la précarité » – s’est intensifié. Cependant, aussi étrange que cela puisse paraître, le site d’information Russia Today (RT) a publié plusieurs articles se moquant du « jihad environnemental » de Greta Thunberg. Le changement climatique, dit-on, est une attraction secondaire ; attendez de voir à quel point nous serons heureux de voir des avions répandre leur carburant en l’air et de voir les monstrueux camions arracher des matières noires aux sables bitumineux de Fort McMurray. Mais ce n’est pas un spectacle secondaire et Thunberg n’est pas une simple fanatique pleurnicharde. Il faut être aveuglément stupide pour ne pas lire les inscriptions sur le mur. L’humanité a radicalement changé le monde depuis la révolution industrielle du milieu du XVIIIe siècle. Nous sommes les prédateurs suprêmes sur terre, disposés à détruire 75% de la forêt mondiale, à déverser du plastique dans les océans, à perturber la couche d’ozone, à massacrer des animaux sur terre et des poissons dans la mer, à inventer des machines de plus en plus gigantesques afin de spolier la terre de ses minéraux et la priver d’un écosystème durable pour en tirer des profits. La destruction de la terre est inextricablement liée à la hausse des températures, à la fonte des glaciers, à l’intensification des tempêtes et aux incendies de forêt qui font rage.
Nous vivons aujourd’hui à l’ère de l’Anthropocène. L’un des marqueurs de l’ère de l’Anthropocène est l’extinction massive des espèces. Depuis 1970, nous dit-on, la moitié des espèces animales ont connu une baisse significative de leur nombre. Au Kenya, il y avait 167 000 éléphants ; aujourd’hui, ils sont environ 25 000. Jennifer Baichwal et Nicolas de Pensier dans leur film Anthropocene : the human epoch(Anthropocène : l’époque humaine) révèlent pourquoi : les braconniers assassinent les éléphants pour leurs défenses en ivoire. Le gouvernement kenyan a pris des mesures pour mettre fin au braconnage et, en 2016, cent cinq tonnes d’ivoire d’éléphant sont parties en flammes. Leur brasier, observe un commentateur, était une « sculpture virtuelle » qui « donne une compréhension viscérale de l’extinction causée par l’homme ». En regardant ce feu qui fait rage, on peut entendre le crépitement et presque sentir la chaleur démoniaque. C’est un paysage de champ de bataille.
Vivre à l’époque de l’Anthropocène signifie que l’humanité ne peut plus raconter son histoire sans une profonde reconnaissance de notre impact monstrueux continu sur la terre dont témoigne l’exposition de photographies murales d’Edward Burtynsky, Anthropocène. Dipesh Chakrabarty “The climate of history : four theses,” Critical Inquiry, 35, Winter 2009 (« Le climat de l’histoire : quatre thèses », Questionnement critique, 35, hiver 2009) affirme que : « Le présent géologique de l’Anthropocène s’est mêlé au présent de l’histoire. » Ce constat entraîne de nombreuses conséquences. En tant qu’historien, je ne peux plus séparer le temps géologique de la chronologie de l’histoire. Pendant des siècles, ces deux périodes n’ont pas été reliées. De nombreux chercheurs datent l’Anthropocène de l’époque industrielle où nous sommes passés du bois à l’utilisation à grande échelle des combustibles fossiles. Mais, comme le souligne Chakrabarty, « la demeure des libertés modernes héritée de l’époque des Lumières repose sur une base de plus en plus large d’utilisation des combustibles fossiles. » Ils peuvent s’épuiser. Nos libertés suivront.
Notre compréhension des « libertés » doit être radicalement révisée. Nous devons également faire face à la façon dont nous agirons lorsque nous, les humains, serons les « principaux facteurs déterminants de l’environnement de la planète. » Si tel est le cas, nous ne pouvons pas limiter nos analyses aux questions de justice pour les pauvres et les opprimés. Ce type d’analyse est limité ; il ne fera plus l’affaire. Si le monde transformé par l’homme – comme le montre Burtynsky et son travail artistique – détruit le fondement de la vie elle-même, alors ne penser qu’à la « justice pour les pauvres » ne suffira pas. Les pauvres et les riches seront morts et il sera trop tard pour que justice soit rendue à toutes les créatures. Certes, nous apprenons beaucoup des analyses pertinentes du développement du capitalisme en Occident et de sa domination impériale sur le reste du monde. Organisée à la Galerie nationale d’art d’Ottawa en 2019, l’exposition Burtynsky, de Pensier et Baichwal apporte la preuve que l’industrialisation monstrueuse et imprudente est liée à « l’histoire de la vie sur la planète, à la façon dont les différentes formes de vie sont reliées entre elles, et à la façon dont l’extinction massive d’une espèce pourrait signifier le danger pour une autre. Sans une telle histoire de la vie, la crise du changement climatique n’a pas de ‘signification’ humaine. »
La situation actuelle de la pandémie mondiale pose de grandes questions à toute l’humanité : Qui sommes-nous en tant qu’espèce humaine ? Quel est notre dessein sur ce petit point bleu pâle ? Qu’avons-nous fait de ce lieu magnifique, tourbillonnant dans un univers insondable et immense ? Enfin, quand tout est dit et fait, où allons-nous ?
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Professeur Michael Welton ?
Michael Welton a obtenu son doctorat de l’UBC en histoire de l’éducation et en histoire sociale et a enseigné à l’université Dalhousie et à l’université Mount St. Vincent. Il est actuellement membre du corps enseignant en études pédagogiques à l’université d’Athabasca. Ses livres comprennent In defense of the lifeworld : critical perspectives on adult learning (1995), Designing the just learning society : a critical inquiry (2005) et des études biographiques des pères Jimmy Tompkins et Moses Coady. La biographie de Coady, Little Mosie from the Margaree : a biography of Moses Michael Coady(2001), a remporté le prestigieux prix Imogene Okes, décerné par l’American Association for Adult and Continuing Education, pour recherches exceptionnelles. Son livre le plus récent s’intitule Unearthing Canada’s hidden past : a short history of adult education (2013). Le professeur Welton explore l’interaction de la théorie critique avec notre compréhension de la dynamique d’apprentissage de l’histoire.
La source originale de cet article est Algérie Résistance
Copyright © Michael Welton et Mohsen Abdelmoumen, Algérie Résistance, 2020